Bonjour John,
J’espère que tu vas bien ! Notre conversation de la semaine dernière n’a pas été très longue, et je le regrette un peu. Elle m’aura tout de même fait réfléchir cette semaine ; du coup, j’ai eu envie de partager deux-trois impressions.
Rappel des événements : à l’époque, jadis, autrefois, je soutenais qu’il était possible de parler de logique d’une œuvre d’art ; tu me disais qu’il y avait dans cette expression quelque chose qui te semblait faux –si je ne dis pas de bêtises.
Motif assez curieux : j’avais justement posé le même genre de thèse (“existence d’une logique de l’œuvre”) en réponse à Erwann il y a quelques mois, à la lecture de l’un des articles précédant sa thèse… pour me rétracter, par email, quelque temps plus tard. Preuve qu’il y a bien quelque chose d’assez confus dans ma position.
Je me contenterai de décrire approximativement l’intuition qui se tient derrière, car je n’en suis pas beaucoup plus loin dans ma réflexion. L’une de tes pièces illustre bien le coin de l’affaire : celle de la bible au judas, dont j’ai maladroitement oublié le titre. Si je tiens ces deux énoncés:
- Judas est un personnage du Nouveau Testament ;
- un judas est un dispositif qui permet de voir à travers une porte sans être vu.
…il me semble que l’on perçoit que ton œuvre fait tenir ces deux énoncés par synonymie. Maintenant, je pense au syllogisme d’Aristote :
- Tout homme est mortel
- Socrate est un homme
- Socrate est mortel
On voit que ces trois énoncés tiennent ensemble par une autre règle, le modus ponens. Ai-je droit de comparer ce syllogisme à la relation de synonymie qui fait tenir mes deux énoncés précédents, et l’œuvre discutée ? Au lieu d’un modus ponens, une autre relation. Peut-être. Sorte de reprise cognitive de l’œuvre, va-t-on dire. Quand je parle de logique de l’œuvre, ce n’est pas beaucoup plus élaboré que cela.
Cette œuvre reste un cas simple, à mon avis, et elle m’intéresse finalement largement moins que Cut-Up (Libération). Alors voyons ce qu’une “description cognitive” sommaire sortirait de cette pièce. Quelque chose comme :
- la page intérieure du numéro de Libé du 12 septembre montre une photo d’un homme qui tombe ;
- la photo d’un homme qui tombe, après une rotation d’un quart de tour, évoque plutôt un homme qui dort ;
- si on sélectionne une photo d’une page de journal, on la sort de son contexte ;
- le sens que l’observateur attribue à une photo dépend du contexte de sa présentation ;
- ce qu’évoque le 11 septembre 2001 choquera le spectateur occidental ;
- un homme allongé suggère un sentiment de calme ;
- il y a un gouffre affectif entre un choc et une impression de calme.
Ton œuvre établit probablement, dans l’esprit du spectateur, quelques relations de types variés entre ces énoncés, ou d’autres similaires, plus ou moins. Il ne m’intéresse pas vraiment de développer précisément et extensivement cette approche, ce serait fastidieux, et je pense que tu as compris l’esprit. Seulement voilà : ce qui m’a véritablement frappé, saisi, dans cette oeuvre ne tient finalement dans aucune des relations dont je viens de parler.
Alors, qu’est-ce qui me fascine donc dans “Libération” ? Au premier contact, l’œuvre était assez mystérieuse. J’ai reconnu un papier journal, j’ai pensé que le titre en dirait peut-être un peu plus ; “Libération” ; j’en ai déduit que la date parlerait. 12/09/2001. Non, cette date ne me rappelle rien. Tant pis, je n’ai pas compris.
Nous discutons un peu avec une demoiselle qui semble encadrer l’exposition ; elle décrit le travail de médiation qu’il faut fournir pour la mettre à la portée de tous les visiteurs –et c’est une position dans laquelle, semble-t-il, elle se plaît. Une chose suivant l’autre, on en vient à dire que la seule pièce qui nous est un peu incompréhensible est cette photo de journal dans une marie-louise, en deuxième salle. Petit sourire, elle propose de nous expliquer. Nous nous mettons face à l’œuvre. Elle nous pose quelques questions, qu’évoque la photo pour vous, avez-vous une idée de sa provenance. J’ai la bêtise de dire que ce doit être une photo tirée de Libé, la date doit être celle de publication, mais elle ne me rappelle rien –et, d’ailleurs, je ne m’en souviens même plus, de ladite date. Alors seulement elle enfile un gant blanc et, avec un sourire en coin, retourne le cadre. Alors là, évidemment, pas de confusion possible.
Ce moment est fragile, mais c’est pour moi ce qui donne toute sa valeur à cette pièce –qui est, par ailleurs, une œuvre que j’ai en grande estime. En une autre occasion, le médiateur l’aura retournée quasiment tout de suite, et ça n’aura pas marché . Il y a une certaine fragilité de cette sensation-là, et je crois que ça ne fait que renforcer sa puissance. On peut passer à côté ; et ce fait, loin de l’affaiblir, accroît son impact. D’avoir failli rater l’œuvre, de savoir qu’on peut passer à côté, lui confère quelque chose de précieux.
Est-ce qu’alors on peut véritablement parler d’une logique de l’œuvre ? Je ne sais pas. Il est toutefois essentiel que l’ensemble de ses relations existe pour que la sensation qui m’intéresse ici puisse être éprouvée, de toute façon. On pourra dire que l’on peut réduire à une suite de relations descriptives ; finalement, l’outil métaphorique fait cela très bien dans les cas où les mots nous manquent… Évidemment, rien à voir avec la sensation face à l’œuvre. Il reste tout de même quelque chose d’irréductible, qui est causé par les éléments mis en relation mais qui se trouve en exception de ces relations, qui fait la valeur de cette œuvre à mes yeux.
Je te souhaite une bonne semaine !
À bientôt,
Jérôme